
Musicologue, chercheur, chanteur et guitariste, David Evans sillonne depuis les années 60 les routes du Sud des États-Unis pour collecter la mémoire du blues. Quelques mois après la sortie de son ouvrage Going up the Country, il était l’invité exceptionnel du Salaise Blues Festival où il a donné une conférence remarquable. Nous avons saisi l’occasion pour échanger avec cette figure incontournable de la tradition musicale afro-américaine, le tout sous les caméras de Ti and Bo …
📹 David Evans : la vidéo du grand entretien 👇
✒️ L’interview 👇
Bonjour David. Nous sommes ici au Salaise Blues Festival, où vous étiez déjà venu en 1989 avec Johnny Shines. Vous avez donné une conférence intitulée « La guitare dans le blues des États du Sud des États-Unis ». Qu’aimeriez-vous que le public retienne de cette intervention ?
Que le blues est une tradition musicale qui dure depuis plus d’un siècle ! J’ai eu la chance de rencontrer certains des musiciens qui étaient plus ou moins de la première ou de la deuxième génération à jouer le blues. J’ai débuté mes recherches dans les années 1960, et me voilà encore aujourd’hui, en 2025, toujours en train de faire des recherches, d’écrire… Et, bien sûr, j’ai appris à jouer cette musique en observant et en écoutant de nombreux musiciens traditionnels. Certains étaient célèbres comme Son House, d’autres beaucoup moins, juste des musiciens locaux que j’ai découverts sur le terrain. D’une certaine manière, je tente moi aussi de faire vivre cette tradition.
Du delta du Mississippi aux grandes villes
En 2022, vous avez publié un livre intitulé Going up the Country. Quelles sont, selon vous, les caractéristiques du blues du Sud par rapport à des styles comme le Delta blues ou le Chicago blues ?
J’ai fait des recherches dans le Delta, dans d’autres régions du Mississippi et de la Louisiane, ainsi que dans la ville de Memphis. Les lieux où j’ai travaillé étaient souvent des petites villes ou des zones rurales. Là, la plupart des gens étaient assez pauvres, donc ils ne pouvaient pas se permettre d’avoir des groupes. Beaucoup de chanteurs étaient des interprètes en solo ou parfois un duo guitare et harmonica, ou deux guitares.
Mais quand ces chanteurs, et d’autres personnes, des travailleurs, ont commencé à migrer vers les villes – Memphis, Jackson, La Nouvelle-Orléans, et bien sûr plus au nord, à Chicago ou à Los Angeles – surtout dans les années 1940 et 1950, après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu beaucoup de migrations. L’agriculture étant devenue mécanisée, on avait moins besoin de main-d’œuvre. Ils sont alors allés là où il y avait du travail et ont commencé à jouer de la guitare électrique, à former des groupes de quatre ou cinq musiciens.
Le Chicago blues est donc plus puissant : c’est un style de groupe, très compétitif, plus commercial aussi. Tous les musiciens se battaient pour gagner leur vie dans les clubs ou dans la rue, mais il y avait beaucoup de clubs à Chicago, et les ouvriers avaient de l’argent à dépenser le week-end. Il y a donc eu une scène très active en ville. Aujourd’hui encore, et depuis quelques décennies, le blues est devenu une musique plutôt urbaine.
Est-ce justement parce qu’ils jouaient seuls qu’ils ont développé un style aussi rythmique, presque percussif ? Quand vous avez joué tout à l’heure, on avait l’impression que vous faisiez à la fois la batterie et la guitare…
Effectivement, certains styles de guitare, en particulier dans le Mississippi, sont très percussifs. Même avec le slide, avec un goulot de bouteille, c’est un style percussif, car c’est une surface dure sur des cordes métalliques. On peut claquer les cordes avec les doigts. Oui, beaucoup de chanteurs de blues cherchaient à créer du rythme, et bien sûr, ils tapaient aussi du pied. Ils jouaient lors de fêtes privées, parfois en extérieur, sur un porche — des lieux très bruyants. Tout le monde n’écoutait pas : certains dansaient, d’autres parlaient, criaient… C’était un environnement très vivant. Beaucoup de gens n’écoutaient pas la chanson en entier : ils entendaient un couplet, ressentaient quelque chose, puis allaient parler à quelqu’un d’autre. Cette musique faisait partie d’un environnement social global.

Une figure centrale … Tommy Johnson
Dans vos recherches depuis les années 60, une figure semble centrale : Tommy Johnson. Qu’a-t-il apporté de particulier à cette musique ?
Tommy Johnson était au centre de mes premières recherches, car beaucoup de musiciens avaient appris de lui, avaient repris ses chansons. Plusieurs de ses morceaux étaient vraiment marquants, par leurs parties de guitare ou leurs mélodies. Il avait une très belle voix, il pouvait chanter en falsetto, et d’autres chanteurs étaient impressionnés par son chant et sa musique. Je pense avoir rencontré et enregistré une dizaine ou une douzaine de musiciens qui avaient appris de lui : son frère, un cousin, un neveu de sa femme, un voisin, deux de ses neveux, des amis, des collègues musiciens… Il était une figure centrale dans une partie de la tradition du blues, et il voyageait aussi dans différentes régions du Mississippi et de la Louisiane.
On vous compare souvent à Alan Lomax. Comme lui, vous êtes allé rencontrer ces musiciens chez eux, dans leur intimité. Cela a-t-il été difficile de les convaincre de se livrer ?
Oui, je connaissais Alan Lomax, et il a été une grande source d’inspiration dans mes premières recherches. Il a fait un travail formidable. Il y avait aussi d’autres folkloristes plus anciens, comme Harry Oster, celui qui a découvert Robert Pete Williams en prison. J’ai été inspiré par leur travail dans les années 1940 et 1950.
Et oui, parfois c’était difficile, mais la plupart des musiciens étaient très accueillants, et souvent impressionnés qu’un gars vienne de Californie pour les rencontrer et écouter leur musique. Le nom de Tommy Johnson m’a ouvert beaucoup de portes, car ils en gardaient de bons souvenirs. Il était mort dix ans avant mon premier voyage.
Certains n’étaient pas très aimables au début, parfois méfiants, à cause de leurs relations passées avec les blancs locaux, souvent inégalitaires, voire exploiteuses. Et puis j’étais jeune, eux étaient âgés. Ils avaient l’habitude d’appeler les blancs “monsieur”, alors j’étais “Monsieur Dave”, même pour ceux qui auraient pu être mes grands-pères. C’était étrange pour moi, car je ne venais pas du Sud et je ne comprenais pas ces coutumes.
Mais c’était aussi un moment de changement, avec le mouvement des droits civiques, la loi sur le droit de vote, la loi sur les droits civiques… Mais les mentalités restaient celles d’avant. La plupart des gens étaient néanmoins très heureux de me parler et de jouer pour moi.
Parfois, je donnais un peu d’argent — ces gens étaient pauvres, ils en avaient besoin. Ils demandaient parfois de l’argent, et d’ailleurs, quand ils jouaient dans des fêtes, ils recevaient des pourboires, ou un petit paiement. Et presque toujours de l’alcool aussi : c’était lié à cette musique, bière ou whisky. L’un des musiciens que j’ai mentionnés dans ma conférence était un bootlegger, et un autre faisait son propre alcool, du moonshine.

Ce sont des parcours de vie impressionnants, surtout comparés aux profils de musiciens professionnels d’aujourd’hui. Y a-t-il des histoires qui vous ont particulièrement marqué ?
Comme je l’ai dit dans ma conférence, un musicien, Roosevelt Holts, était bootlegger. Il allait acheter du whisky et du vin dans une ville où c’était légal, puis les ramenait dans sa ville, où c’était interdit — à la vente, à l’achat, même à la consommation. Les gens venaient chez lui parce qu’ils savaient qu’il en avait. Lui ne buvait pas : il avait des ulcères à l’estomac. Il avait donc arrêté, mais il continuait à en vendre.
Il avait passé quelques années avec Tommy Johnson, qui avait épousé sa cousine. Il les avait suivis, Tommy et sa femme, et pendant un temps, il avait été plus ou moins musicien professionnel. Puis il a eu des ennuis : une rivalité avec quelqu’un, il l’a tué, il est allé en prison. Après ça, il a surtout fait des travaux industriels ou agricoles, et il jouait le week-end.
La plupart de ces musiciens jouaient le week-end. Quelques-uns étaient à plein temps, mais il n’y avait pas beaucoup d’occasions de jouer en semaine : les gens travaillaient dur, à la ferme ou à l’usine, devaient se lever tôt. Mais le vendredi et le samedi soir, ils sortaient, buvaient, faisaient la fête, écoutaient du blues, dansaient, draguaient… Et c’est là que les musiciens gagnaient leur argent.
Quel vœu formuleriez-vous pour que la nouvelle génération garde vivant l’esprit du blues ?
Le blues est aujourd’hui une musique internationale. Son histoire est bien sûr liée aux Noirs américains, et il garde un certain sens, une certaine place dans cette communauté. Mais la musique noire américaine a toujours évolué : avant le blues, il y avait les spirituals, le ragtime, puis avec le blues sont venus le jazz, le rhythm and blues, la soul, le rap, le hip-hop. Et aujourd’hui, on a accès à beaucoup de musiques du monde. Sur YouTube, on peut trouver tout ce qu’on veut.
Le blues est maintenant reconnu comme une grande musique internationale. Il a le même statut que le reggae, le tango, le jazz… Mais il a aussi une tradition. La plupart des styles historiques du blues ont été enregistrés, et parfois même filmés. Les jeunes peuvent écouter et voir des musiciens actuels, mais ils devraient aussi s’intéresser aux archives. Ce serait bien que certains essaient de garder ces styles anciens vivants dans la scène contemporaine. On peut condenser cette histoire dans le monde moderne, et cela donne une belle diversité au blues.
Tout est disponible maintenant : enregistrements, vidéos, internet. C’est facile. Dans les années 60, quand j’ai commencé, c’était difficile. Il n’y avait peut-être que vingt albums de blues, deux livres. En un mois, on pouvait devenir expert. On en savait autant que les autres. Les musiciens, eux, le vivaient. Ils le connaissaient de l’intérieur, enraciné dans leur communauté.
Et parce que tout se termine toujours en musique …
Il y a cette guitare posée à côté de nous depuis tout à l’heure. Accepteriez-vous de conclure en musique ? Mais avant cela, une dernière question : le pendentif que vous portez autour du cou a-t-il une signification particulière ?
Non, c’est juste un petit objet que ma femme a trouvé dans une boutique. On peut y mettre quelque chose dedans, ou rien. Moi je le laisse vide. C’est… une boîte à guitare miniature, je dirais. Je la porte à la plupart de mes concerts.

En scène : « The Poor Boy, a Long Ways from Home »
C’est un morceau traditionnellement joué avec un slide – goulot de bouteille, tube en métal, parfois même le dos d’un couteau. C’est une chanson de vagabond. À l’époque, des hommes voyageaient en train dans des wagons de marchandises, guitare à la main. Ils jouaient en arrivant dans une nouvelle ville, à la gare, dans la rue, puis reprenaient la route. Ce morceau remonterait aux tout débuts du blues, peut-être le tout début du XXe siècle. J’ai vu plusieurs musiciens l’interpréter, notamment Herb Quinn, né au XIXe siècle, qui le jouait avec un couteau. Alors on va essayer. À vous de l’écouter.
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