
Cette interview est proposée dans le cadre d’un partenariat avec Radio Pluriel. Interview réalisée par Hervé Laurent. Transcription et traduction par Cédric Vernet. Photos : Jean-Paul Pichon
Le Rhino Jazz Festival avait fait les choses en grand en invitant un artiste dont la voix et la présence font l’unanimité dans la scène blues actuelle : Robert Finley. À soixante-dix ans passés, le chanteur et guitariste originaire de Louisiane incarne à lui seul tout un pan de l’histoire du Sud américain. Ancien charpentier, il est devenu une star tardive du blues grâce à sa rencontre avec Dan Auerbach (The Black Keys). Avant de monter sur scène à Saint-Chamond, il nous a accordé un entretien, en toute décontraction, entre confidences et éclats de rire. Il nous raconte son parcours incroyable, celui d’un homme que la vie a souvent mis à l’épreuve, mais qui n’a jamais cessé de croire au pouvoir du blues.
Robert Finley, retour aux sources du blues
Robert, c’est un grand plaisir de te retrouver en France. Comment te sens-tu ce soir, à Saint-Chamond ?
Je vais super bien, vraiment.
La dernière fois qu’on t’a vu dans la région, c’était à Jazz à Vienne, un festival mythique. Quels souvenirs gardes-tu de ce concert ?
Oui, exactement. Et je suis vraiment content de revenir, parce que ce concert-là était inoubliable. L’accueil était formidable, le public génial, tout était parfait. C’est sans doute pour ça qu’on m’a rappelé cette fois-ci.
Ce soir, tu joues dans un cadre plus intime qu’à Vienne. Ton rapport à la scène change-t-il selon les lieux où tu joues ?
Oui, c’est vrai. Je n’étais jamais venu dans cette salle en particulier, mais tu sais, comme je suis légalement aveugle, je ne sais jamais trop où je vais. Mon credo, c’est : « Amenez-moi là-bas, et je ferai le show. »
Tu viens de Louisiane, berceau historique du blues. Peux-tu nous situer plus précisément d’où tu es originaire ?
Je viens d’une petite ville qui s’appelle Bernice, tout au nord de la Louisiane, à quelques minutes de la frontière de l’Arkansas. Je vis entre Monroe et Shreveport, si ça parle à quelqu’un. Et si tu vas vers Alexandria, c’est à peu près la même distance dans l’autre direction.
Tu es né et as grandi dans cette région. Qu’est-ce que cela représente pour toi, d’avoir grandi au cœur même du Deep South ?
Je suis né à Winnsboro, en Louisiane, oui. C’est à environ 160 kilomètres d’où j’habite maintenant. Pas très loin des champs de coton où j’ai grandi.
« Je n’avais pas le droit de chanter du blues »
Grandir dans cette Amérique rurale du Sud, c’est grandir dans la terre du blues. Comment cette culture a-t-elle façonné ton enfance ?
Oui ! Mais je n’avais pas le droit de chanter du blues. Mon père était très religieux, diacre à l’église. Tous mes frères et sœurs chantaient à la chorale. Chanter, c’était notre seule échappatoire : ça nous permettait d’aller aux répétitions de chœur ou de quatuor, et donc d’échapper un peu au travail. Si on chantait, on n’avait pas à écosser les pois ou éplucher le maïs ! On travaillait toute la journée, du matin au soir, et quand la nuit tombait, on s’asseyait autour du feu pour écosser les pois et les haricots. On préservait tout ce qu’on avait récolté dans la journée.
Tu dis souvent que tu es devenu un musicien professionnel assez tard. Est-ce justement cette éducation religieuse, ou ce rapport au travail, qui ont retardé ce destin de bluesman ?
Oui. Pour être honnête, j’ai toujours eu le blues en moi, parce que quand on est fils de métayer, on naît avec. Dès le matin, il y avait toujours quelque chose à faire. On n’avait même pas d’étang, donc on devait pomper l’eau du puits pour abreuver les chevaux et les vaches. Mon père vérifiait toujours que les abreuvoirs étaient pleins quand il rentrait, parce que notre survie dépendait d’eux. Les mules, c’était notre force de travail. Les vaches nous donnaient le lait. Les poules, c’était le dîner. On était pauvres, mais on ne le savait pas. Enfant, je pensais qu’on était riches, parce qu’on avait plus de nourriture qu’on pouvait en manger. Si j’avais faim, je pouvais toujours prendre un morceau de pain que ma mère cuisinait, aller trouver la vache dans le champ et boire du lait tout frais. On pouvait aller au potager et cueillir des tomates… Tout ce qu’il nous fallait pour vivre était là – sauf une pause dans le travail.

Un homme aux mille vies
Avant de devenir cet artiste que l’on connaît aujourd’hui, tu as vécu mille vies. Tes premiers pas sur scène, étonnamment, se sont faits dans l’armée. Peux-tu nous raconter ce moment fondateur ?
En fait, tout a commencé dans l’armée. Je me suis engagé à dix-neuf ans, et j’ai été envoyé en Allemagne. Quand je suis arrivé, mon sergent m’a dit de me présenter au service le lundi. C’était un vendredi après-midi, et un soldat m’a emmené au centre de loisirs pour rencontrer d’autres gars. Je ne connaissais personne, alors j’ai pris une guitare et j’ai commencé à jouer. Et quand j’ai levé les yeux, il y avait plein de soldats à la porte, en train d’écouter. L’un d’eux m’a dit : “On a un concert demain, et notre guitariste vient de rentrer aux États-Unis. Tu veux jouer ?” Je lui ai répondu que je ne connaissais pas leur répertoire, et il m’a dit : “Joue ce que tu connais, on te suivra.”
Le lendemain, je jouais devant tout le bataillon : les colonels, les généraux, leurs familles. Et j’ai rencontré tout le monde d’un coup. Je suis tout de suite devenu le leader du groupe militaire. Mon poste officiel, c’était technicien d’hélicoptère : je m’occupais de l’armement des hélicoptères Cobra. Si une bombe ne se déclenchait pas, c’était moi qui devais la désarmer. Aucune erreur n’était permise. Une seule, et tu finissais en héros… ou en souvenir. Après la guerre du Vietnam, ce métier n’était plus utile, alors j’ai été muté au service de divertissement : j’organisais des programmes et jouais de la musique.
Dans l’armée, si un soldat était en retard à la répétition, il était considéré comme absent sans permission. Alors, mes musiciens ne manquaient jamais une répétition ! Quand je suis sorti de l’armée, dans le monde civil, c’était autre chose. Les musiciens n’étaient pas fiables. Il suffisait qu’une jolie fille leur fasse signe, et ils disparaissaient ! Alors je me suis lassé, et je suis devenu artiste solo.
Je n’ai jamais arrêté de jouer, mais je jouais surtout dans les églises locales, les week-ends. À côté, j’étais charpentier, plombier, électricien. Je construisais et rénovais des maisons, toujours par le bouche-à-oreille. Quand on travaille bien, les gens te recommandent. J’avais toujours une liste d’attente. Mais quand je suis devenu légalement aveugle, je ne pouvais plus lire mon mètre. Ce n’était plus sûr de faire de l’électricité. Alors j’ai pris ma retraite à 63 ans.
Comme tout le monde, j’ai eu un petit moment de découragement, mais je me suis dit : si tu ne te relèves pas, rien ne changera. J’ai toujours cru que j’étais né pour faire quelque chose de spécial. Il faut être au bon endroit au bon moment. Si tu as une voiture à vendre mais qu’elle reste dans ton jardin, personne ne saura qu’elle est à vendre. Il faut se montrer pour que les gens voient ce que tu fais. Il y a toujours quelqu’un qui cherche quelqu’un comme toi.
C’est à ce moment-là que la chance t’a souri, grâce à une rencontre avec Tim Duffy et la Music Maker Relief Foundation. Comment cela s’est-il passé ?
Un jour, un homme, Tim Duffy, est venu me voir pendant que je jouais dans la rue. J’avais un seau devant moi pour les pourboires, et il débordait. Le vent faisait s’envoler les billets. J’ai pris une pause pour mettre l’argent dans un petit sac à dos et j’ai remis mon manteau par-dessus. Quand je suis revenu, ce gars m’a demandé s’il pouvait prendre une photo. Je lui ai dit oui, mais il s’est approché si près que je me suis dit : “S’il y a une crotte de nez, il va la prendre en gros plan !” (rires)
Après, il m’a parlé de son projet. Je ne l’ai pas pris très au sérieux : les gens font souvent des promesses qu’ils ne tiennent pas. Mais il m’a rappelé quelques jours plus tard pour me proposer de venir enregistrer chez lui en Caroline du Nord. Je me méfiais : fils de métayer, j’ai appris à ne pas faire confiance trop vite. Je lui ai dit : “Si tu m’achètes un billet aller-retour, je viens.” Il a accepté. On a passé une demi-journée à discuter, puis on a enregistré.
Ils ont ensuite envoyé l’enregistrement à Fat Possum Records, à Memphis. Et c’est comme ça qu’est né mon premier album, Age Don’t Mean a Thing.
« Je n’avais aucune idée de qui était Dan Auerbach »
Et c’est ce même album qui t’a mis sur la route de Dan Auerbach, le leader des Black Keys. Quelle a été votre première rencontre ?
Dan avait travaillé avec Fat Possum avant de créer son propre label. Il cherchait un chanteur pour un projet de murder ballads. Quand on s’est rencontrés à Nashville, il s’est présenté : “Je suis Dan Auerbach.” Je lui ai répondu : “Enchanté, je suis Robert Finley.” Il a éclaté de rire : il a compris que je n’avais aucune idée de qui il était !
Il m’a fait écouter quatre morceaux et m’a dit : “Tu as quatre jours pour les enregistrer.” Je ne pouvais pas lire les paroles, alors il me les a dites. Il m’a demandé de ne pas imiter, mais de chanter à ma façon. Et je les ai enregistrés en moins de quatre heures. Il était sidéré. Il m’a alors demandé si je voulais faire un album. J’ai dit : “C’est mon rêve d’enfant.”
J’avais déjà enregistré un petit disque à San Francisco, dans un studio tout neuf, avec un jeune ingénieur qui voulait se faire connaître. C’était une opportunité pour lui, et pour moi.
Depuis, tu as enregistré plusieurs albums produits par Dan Auerbach. Comment as-tu vécu cette collaboration entre ton univers blues et son approche plus rock et vintage ?
Oui, cinq albums. Le premier, Lifetime of Blues, puis Age Don’t Mean a Thing avec Fat Possum. Ensuite, quatre albums avec Dan Auerbach.
Après le premier, Dan m’a invité sur la route. Les Black Keys ne tournaient plus, et ils ont décidé de repartir, avec moi. Je n’étais pas un groupe de première partie : j’étais invité spécial. Dan me faisait monter sur scène au milieu de son set : “J’ai un ami que je veux vous faire entendre.” Je chantais une chanson, puis le public en redemandait une deuxième.
Je n’aime pas trop répéter. Chaque public est différent. Si tu joues toujours la même chose, c’est comme revoir le même film encore et encore : tu sais déjà comment ça finit. Alors je garde toujours une part d’improvisation. Même mon groupe doit rester attentif : ils ne savent jamais où je vais, mais ils savent où me suivre quand j’y arrive.
Après le blues, le gospel
Ton dernier disque, profondément habité, est un album de gospel. Pourquoi ce retour vers les racines spirituelles de ta musique ?
Je voulais faire ça depuis toujours. Dan m’a dit : “Je me fiche de ce que tu chantes, chante.” Alors j’ai chanté du gospel. Il y avait des musiciens européens en studio à Nashville. Ils jouaient, et moi, j’ai commencé à improviser. Pas besoin d’écrire. Quand tu racontes ta vie, c’est toujours vrai.
C’est comme ça qu’est né Sharecropper’s Son. Personne d’autre que moi ne pouvait raconter cette histoire. Quand je dis “travailler du matin au soir”, ce sont mes mots, mes souvenirs. Pareil pour Black Bayou. On a enregistré tout ça comme une conversation, comme maintenant.
Et puis, ma fille [Christy Johnson] a posté une vieille vidéo de moi dans les années 70, quand je jouais du gospel. Dan l’a vue et m’a dit : “On doit faire un album de gospel.” C’était évident.

Tu chantes ce soir à Saint-Chamond. Y aura-t-il du gospel dans ton concert ?
Oui. Il fallait d’abord que je prouve que je savais ce que je faisais, pour qu’on me laisse cette liberté. Alors j’ai saisi l’occasion. Ce n’est ni du blues, ni du gospel : c’est juste la vérité. Je chante la vie, ma foi, mon histoire.
Aujourd’hui, je vis mon rêve d’enfant. Et je le dis toujours : un gagnant n’abandonne jamais, et les lâcheurs ne gagnent jamais. Le secret du succès, c’est rester humble, rester concentré, et ne jamais abandonner son rêve.
Merci beaucoup, Robert.
Merci à vous.
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